Livre troisième ou Livre d’Omar Kheyyam.
In: Sub Tegmine Fagi. Amours, bergeries et jeux par Jean-Marc Bernard Dauphinois. Avec un avant-dire de M.S. Mallarmé.
Pp. 131-158
Debout! car le soleil, qui chasse,
Du champ immense de la nuit,
Les astres épars devant lui,
A l’orient montre sa face.
Il recommence sa carrière;
Et le voici, splendide archer,
Qui s’en vient frapper le clocher
De mille flèches de lumière!
Les premiers coqs chantaient à peine
Que tous deux nous heurtions du poing
A l’huis de l’auberge prochaine:
— ” Ouvrez vite à qui vient de loin!
Nous passerons une journée,
Et vous savez bien, compagnons,
Que — votre auberge abandonnée —
Jamais plus nous ne reviendrons!
Remplis la coupe jusqu’aux bords,
Bois; et, dans l’aube printanière,
Secoue et chasse la poussière
De tes ennuis, de tes remords.
L’oiseau du Temps, jeune mortelle,
Ne doit voler qu’un vol bien court;
Et déjà! vois: avec le jour,
L’Oiseau du Temps ouvre son aile!
C’est vrai: les oeuvres les mieux faites
Auront toutes le même sort;
Et le dernier de nos poètes,
Le divin Moréas, est mort.
Mais qu’importe! si toujours l’homme
Doit trouver, aux flancs des coteaux,
Pour méditer, ou faire un somme,
Des prés, des saules et des eaux!
De l’herbe pour s’y reposer;
L’ombre d’un arbre; une eau limpide;
Contre mon coeur, ton front timide
Brûlant encor de mon baiser;
Et réciter des vers, tandis
Que je berce ta lassitude…
Que m’importe la solitude?
Qu’ai-je besoin d’un Paradis!
Il est des hommes qui soupirent
Après les honneurs du pouvoir;
Certains mettent tout leur espoir
Dans les Paradis qu’ils désirent.
Savoure plutôt l’heure unique!
Quant au futur, n’y pense point.
Va! le tambour aussi, de loin,
Fait une agréable musique!
Que ces deux mots: divin, humain,
Ne tourmentent plus ta pensée;
Que dans le vent soit dispersée
L’obscure énigme qu’est demain!
Contente-toi, bien simplement,
D’égarer tes doigts dans les tresses
De la plus souple des maîtresses
Qui t’offre son front rougissant.
Et cependant, jamais, l’été,
Ne fleurit plus belle la rose,
Qu’à l’endroit précis où repose
Quelque César ensanglanté.
Cette autre fleur trop parfumée
Que tes doigts voudraient tant cueillir,
Sans doute qu’elle a dû jaillir
D’une lèvre jadis aimée.
Regarde ces tendres gazons
Qui recouvrent d’une herbe neuve
Les molles rives de ce fleuve,
Sur lesquelles nous reposons.
Ah! repose ta chair si douce
Sur ces gazons, légèrement!
Car qui sait de quel front charmant,
Mais invisible, l’herbe pousse?
Nous, sous la treille de l’auberge,
Joyeux, aujourd’hui, nous buvons;
Et le soleil, jusqu’à la berge,
Nous éblouit de ses rayons.
Mais nous devrons aussi descendre,
Poussière, nous mêler parmi
La poussière, et de notre cendre
Faire la couche, un jour, de qui?
En dépit de leur sainteté,
Ceux qu’on proclama des apôtres
Vénérables, ils ont été
Chassés d’ici comme les autres.
Leur système le mieux construit
Qui donc à présent le révère?
Oui, leur bouche close aujourd’hui
Est à jamais pleine de terre.
Et moi-même, dans ma jeunesse,
Avec ferveur, je fréquentais
Les Docteurs et les Saints. J’étais
L’admirateur de leur sagesse.
J’écoutais leur verbe inspiré-
Mais, quand sonnait l’heure qu’on sorte,
Toujours j’ai repassé la porte
Par laquelle j’étais entré!
Je ne pourrai jamais apprendre
D’où je vins avant d’être ici;
Je ne saurai jamais aussi
Où, bientôt, je devrai me rendre.
Ah! une coupe, par clémence!
Une coupe encore à remplir,
Pour noyer jusqu’au souvenir
De cette horrible extravagance!
Tandis que fleurissent les roses
Le long de ce fleuve dormant,
Je veux boire jusqu’au moment
Où mes deux lèvres seront closes.
Ange cruel, quand tu viendras
M’offrir ta boisson plus amère,
Je saurai prendre alors ton verre
D’une main qui ne tremble pas.
C’est une halte d’un moment;
C’est la saveur momentanée
De la vie. O repos charmant
Dans notre aride destinée!
Mais la caravane déjà
S’ébranle, et nous marchons. La foule
— Grondements et rumeurs — s’en va
Vers le néant, comme l’eau coule…
Nous ne sommes rien que les pions
Du jeu cruel auquel Dieu joue,
Sur l’immense échiquier de boue,
Où s’agitent nos passions.
Il nous meut, d’une main adroite,
De ci, de là, sans grand fracas…
Puis, un à un, quand II est las,
Il nous replace dans la boîte.
Ah! cette coupe renversée
Qu’ils appellent un firmament,
Sous laquelle, race blessée,
Nous nous traînons en gémissant,
Ne levons pas les bras vers elle
Pour implorer un sort plus doux;
Car, dans le vide, elle étincelle,
Plus impuissante encor que nous!
Reprends pourtant ton beau sourire.
Buvons toujours. Je ne veux pas
T’entendre sans cesse redire
Que le Temps glisse sous nos pas.
Hier n’est plus, ô folle tête,
Et Demain n’est pas encor né.
Pourquoi te montrer inquiète,
Puisqu’Aujourd’hui nous est donné?
Me voici vieux et cependant
Je suis toujours ma fantaisie.
Certes, je le jurai souvent
De vivre sagement la vie.
Mais lorsque le printemps naissait,
L’odeur de ses roses légères,
Avec mes remords, dispersait
Mes promesses les plus sincères.
Ce soir encore tu te lèves,
O lune, amicale clarté:
Et, dans le jardin enchanté,
Tu viens nourrir mes tendres rêves.
Plus tard, dans ce même jardin,
O lune, que de soirs encore,
Tu chercheras, jusqu’à l’aurore,
A me revoir — hélas! en vain…
Bientôt tu verras, ô printemps,
S’effeuiller ta plus belle rose;
Pour moi, qui vais avoir trente ans,
Déjà ma jeunesse est déclose.
Ah! la fauvette qui chantait
A l’instant, au fond de l’allée,
D’où venait-elle? Qui le sait!
Où s’est-elle ensuite envolée?